Des marbres antiques aux toiles polypropylènes de Christo, la draperie est un motif constant de l’histoire de l’art et une manière pour les artistes de prouver leur génie. Représentation du tissu drapé, elle est intacte comme outil expressif majeur de la peinture, de la sculpture ou de la photographie à travers plus de 25 siècles et dans toutes les civilisations. Rosanna Lefeuvre s’inscrit dans cet héritage toujours vivant et fertile avec un travail photographique subtilement imprimé sur du tissu. On y découvre un corps féminin dévoilé par de la gaze, une robe en soie légèrement ouverte dans le dos, une poitrine uniquement suggérée par le pan vaporeux de son vêtement. L’artiste propose une savante mise en abyme du textile comme support de l’image d’un personnage enveloppé d’un habit plissé. 
Au moment d’écrire ce texte sur Rosanna, je réalise, en levant les yeux, qu’une Femme drapée de Meknès, prise par Gaëtan Gatian de Clérambault en 1920 est accrochée à mon mur. Ce psychiatre, maître de Jacques Lacan, prit des milliers de clichés de femmes marocaines drapées dans leur voile. Cette surface plissée est, selon-lui, structurée comme un langage. Ce langage, Rosanna l’a perfectionné durant plusieurs années. A côté de l’impression textile sérigraphiée, l’artiste a développé une technique singulière sur un métier jacquard où chaque fil est indépendant, permettant de réaliser des motifs complexes à partir de fils de coton, de laine ou de polyester. L’impression numérique de ces clichés réagit différemment selon son contact avec les fibres, et crée des zones plus ou moins denses ou effacées. Rosanna, qui manipule le fil, le tissu et la teinture, concilie alors l’instantané de la photographie avec le travail consciencieux du tissage. 
De ces impressions naît une série de figures aux visages presque toujours absents. Proche de l’artiste, cette silhouette désigne la femme d’aujourd’hui, si on en croit quelques indices tels qu’une culotte ou un soutien-gorge. Le vêtement se distingue pourtant du drapé, qui lui, relève de l’intemporel. La femme de Rosanna est justement à la frontière entre la femme contemporaine et la femme universelle qui a traversé l’histoire vêtue d’étoffes : d’Athéna à la Princesse de Broglie en passant par la Vierge Marie. Ces femmes illustres ont été célébrées par les artistes à travers la grâce, l’harmonie et la finesse des plis de leurs tenues. Rosanna loue quant à elle son modèle, anonyme à nos yeux, et érigée ici comme figure de la Femme.  
Rosanna Lefeuvre capte subtilement le paradoxe du drapé : celui de cacher le corps nu pour mieux le dévoiler. La draperie est le complément indissociable de la nudité et possède la puissance expressive de moins vêtir que de formuler des sentiments ou des émotions. Regardez bien le plissage que révèle Rosanna. Celui-ci nous parle, nous montre la joie, le désir, la mélancholie, l’érotisme, l’attente… « Nous autres peintres, nous voulons par les mouvements du corps montrer les mouvements de l’âme » écrivait Leon Battista Alberti, grand peintre du Quattrocento. Les photographies de Rosanna Lefeuvre, que la plasticité du médium textile vient révéler frontalement, illustrent délicatement le caractère de son modèle.

Joséphine Dupuy-Chavanat​​​​​​​